On aime croire qu’on est libre. Qu’on agit en conscience. Qu’on dirait non si on nous ordonnait l’inacceptable. Mais en 1963, Stanley Milgram a posé une question brutale : jusqu’où êtes-vous prêt à obéir ? Sa réponse : jusqu’à torturer un inconnu si une figure d’autorité vous le demande. Ce n’était pas une hypothèse. C’était une expérience. L’expérience de Milgram. Et la majorité a échoué.
Une mise en scène simple, un piège implacable
À Yale, des volontaires répondent à une annonce. Ils croient participer à une étude sur la mémoire. On leur présente un autre participant, tiré au sort avec eux. Le hasard désigne l’un comme « professeur », l’autre comme « élève ». En réalité, le tirage est truqué. Le vrai sujet est toujours le professeur. L’élève, lui, est un acteur.
Le rôle du professeur : lire des paires de mots à l’élève. En cas d’erreur, administrer une décharge électrique. La première erreur vaut 15 volts. Puis 30, 45, 60, jusqu’à 450 volts. À chaque faute, la tension augmente.
L’élève, assis dans une autre pièce, est relié à une fausse machine. Il crie. Gémit. Implore. Frappe contre le mur. Puis se tait, à partir de 330 volts. Mais l’expérimentateur, en blouse grise, insiste calmement :
« L’expérience doit continuer. »
Le professeur hésite. Transpire. Proteste parfois. Mais il continue. Dans 65 % des cas, il va jusqu’à la décharge maximale.
Milgram n’étudie pas l’obéissance. Il la révèle.
Ce n’est pas un test moral. C’est un miroir tendu à la condition humaine. Il montre qu’on ne commet pas l’inacceptable par cruauté. Mais par conformité.
Le sujet ne se dit pas : « Je veux faire souffrir. » Il se dit : « Je dois continuer. »
Et c’est là l’angle mort. Ce n’est pas la pression extérieure qui écrase la volonté. C’est l’intériorisation du devoir qui efface le libre arbitre.
L’autorité redéfinit la réalité
L’uniforme, le cadre universitaire, le ton neutre : tout est calibré. Et ça suffit. L’expérimentateur ne hurle pas. Il n’insulte pas. Il répète, calmement, une consigne. Et ça marche. Le simple fait d’être désigné comme « celui qui sait » suffit à désactiver la résistance.
C’est là que l’expérience devient dérangeante. Elle ne dit pas que les humains sont méchants. Elle dit qu’ils sont malléables. Que leur boussole morale se tord sous le poids du contexte.
Le piège cognitif : votre cerveau fabrique des alibis
Ceux qui obéissent n’ont pas l’impression de mal faire. Ils pensent participer à une expérience scientifique utile. Ils croient que les cris sont faux. Que l’autre va bien. Qu’ils n’ont pas le choix.
Voici les mécanismes à l’œuvre :
Escalade d’engagement : On commence à 15 volts. Rien de grave. Puis 30. Puis 45. Le processus est graduel. À chaque étape, reculer semble plus absurde que d’avancer.
Dissonance cognitive : Plus vous infligez de souffrance, plus vous avez besoin de justifier ce que vous faites. Alors vous changez votre croyance : « Ce n’est pas si grave », « C’est pour la science », « Il a signé le contrat ».
Déresponsabilisation : Quelqu’un d’autre donne l’ordre. Alors on obéit. Et on se dit qu’on n’est qu’un rouage. Qu’on n’est pas responsable. C’est l’autorité qui l’est.
Biais de conformité : Si tout le monde le ferait, pourquoi pas moi ? Le cerveau préfère s’aligner que résister.
Le libre arbitre est plus fragile qu’on ne le croit
On se pense autonome. Mais dans un cadre légitime, avec un rôle assigné, une pression douce et un objectif flou, on se plie. L’obéissance devient réflexe. Presque soulagement.
La vérité que Milgram déterre, c’est que l’autonomie morale ne tient pas au caractère. Elle dépend du décor.
Les justifications viennent après l’action
Ce n’est pas la logique qui guide l’obéissance. C’est le besoin de cohérence. On agit sous pression. Puis on reconstruit une histoire logique pour que ça tienne. On réécrit le script. On invente des raisons.
Le cerveau ne veut pas être l’auteur du mal. Alors il fabrique une fiction dans laquelle il est l’assistant d’un bien plus grand.
Et si vous aviez été là ?
Facile de juger de l’extérieur. De se dire qu’on aurait résisté. Qu’on aurait arrêté.
Mais l’expérience a été refaite des dizaines de fois. Dans d’autres pays. Avec des femmes, des étudiants, des professionnels. Même résultat. 6 fois sur 10, l’obéissance l’emporte.
Et ceux qui résistent ne le font pas toujours par lucidité. Parfois, c’est la panique. L’impossibilité physique de continuer. Ou un malaise trop grand pour supporter la situation.
Vous n’êtes pas immunisé. Moi non plus. Personne ne l’est.
Ce n’est pas une question de personnalité. C’est une question de conditions. De narration. De rôle perçu.
Le vrai enseignement, ce n’est pas que les gens sont obéissants. C’est qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils le sont.
L’expérience de Milgram face à l’opinion publique
Quand les résultats sont publiés, c’est le choc. L’Amérique de Kennedy, triomphante et rationnelle, découvre qu’elle n’est pas si différente de l’Allemagne d’hier.
La critique fuse. On accuse Milgram de cruauté. De manipulation. D’avoir traumatisé les participants. Mais le malaise vient surtout d’ailleurs : l’expérience fonctionne trop bien.
Elle montre que la barbarie ne nécessite pas de monstres. Juste des gens ordinaires. Dans un contexte précis.
Des répliques dans le monde entier
L’expérience de Milgram est refaite en Allemagne, en Italie, en Afrique du Sud, en Australie. Même résultat. Des variantes testent d’autres configurations. Par téléphone : l’obéissance baisse. En présence physique : elle remonte. Quand d’autres refusent : l’effet de groupe protège.
Mais le fond reste inchangé. L’humain préfère l’obéissance à l’ambiguïté. Il sacrifie l’éthique à la structure.
Le pouvoir de la narration contextuelle
Le plus inquiétant, c’est que lors de l’expérience de Milgram, ce dernier n’a pas utilisé la contrainte. Il n’a pas hurlé. Pas menacé. Il a juste créé un cadre où l’obéissance semblait normale. Nécessaire. Presque morale. Ce n’est pas la force qui fait plier. C’est la narration.
Une blouse blanche. Un formulaire. Un ton neutre. Et l’histoire qu’on vous raconte devient plus forte que vos doutes.
Obéir pour être quelqu’un
Obéir, ce n’est pas seulement céder. C’est appartenir. C’est jouer un rôle. Être reconnu.
Le professeur, dans l’expérience, n’est pas un bourreau. C’est un acteur d’un projet scientifique. Un outil pour la vérité. C’est ce rôle-là qu’il joue.
Et tant qu’il joue ce rôle, la souffrance de l’élève devient une donnée secondaire. Ce n’est plus une agonie, c’est une variable.
Et aujourd’hui ?
Milgram, c’est le XXe siècle. Mais la logique continue. Dans les entreprises. Les administrations. Les familles. Les institutions.
Partout où un rôle est assigné, où une autorité s’impose sans débat. Partout où la responsabilité est diluée. On ne torture plus avec des volts. Mais on licencie par email. On ignore les alertes. On ferme les yeux. Parce que c’est la procédure.
Parce que « l’expérience doit continuer ».
Résister, ce n’est pas se rebeller. C’est s’arrêter.
Ceux qui ont dit non dans l’expérience n’ont pas crié. Ils n’ont pas cassé la machine, ils se sont seulement levés et ont dit : « Je ne veux plus continuer. »
Ce geste-là est minuscule. Mais immense. Car il brise la fiction. Il rappelle que le choix existe. Que la responsabilité ne disparaît jamais.
La vraie question que l’expérience de Milgram pose
Ce n’est pas : jusqu’où les gens vont obéir ? C’est : combien de temps avant que vous posiez la question ? Avant que vous sortiez de la narration qu’on vous a donnée. Avant que vous entendiez, derrière les cris, votre propre voix qui vous dit d’arrêter.
Laisser un commentaire