On se fie souvent à ce qu’on voit. Aux succès visibles, aux gagnants qui racontent leur histoire, aux exemples qu’on retrouve partout. Mais ce qu’on ne voit pas est tout aussi important, parfois plus. C’est exactement le piège du biais du survivant : se laisser tromper par les survivants et oublier les disparus.
L’histoire des avions
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés perdaient trop de bombardiers. Il fallait renforcer les avions, mais le blindage était une ressource limitée. Où l’ajouter ?
Les militaires commencent par analyser les appareils revenus de mission. Ils constatent que les ailes et la queue sont couvertes d’impacts. Leur conclusion semble logique : c’est là qu’il faut blinder.
Mais le statisticien Abraham Wald remarque un détail essentiel : ces avions sont revenus. Les impacts qu’on observe n’ont pas été fatals. En revanche, les zones sans impacts apparents – moteurs, cockpit, réservoirs – sont celles où un tir est mortel. Si aucun trou n’y apparaît, c’est parce que les avions touchés à ces endroits n’ont jamais pu rentrer.
Wald renverse ainsi l’analyse : il faut protéger ce qui semble intact, car c’est précisément là que réside la vulnérabilité.
Pourquoi ce biais est trompeur
Notre cerveau privilégie ce qui est présent, tangible, raconté. Trois mécanismes renforcent ce biais :
- La visibilité : nous retenons ce qui existe sous nos yeux. Les échecs effacés ne pèsent pas dans l’analyse.
- La narration : les histoires se construisent autour de ceux qui réussissent, rarement autour de ceux qui disparaissent.
- La rationalisation : nous attribuons au succès des causes claires, alors qu’une grande partie tient à la chance et aux trajectoires effacées.
Le résultat est toujours le même : nous confondons l’exception avec la règle.
Exemples contemporains
- Entreprises : on s’inspire d’Amazon ou Airbnb. Mais pour un succès, des milliers de start-up se sont effondrées. Les copier ne garantit rien.
- Investissements : on met en avant les fonds encore rentables après dix ans. Les disparus sont oubliés, ce qui fausse l’idée de performance.
- Culture : nous admirons les œuvres qui ont traversé les siècles, mais nous ignorons toutes celles, peut-être équivalentes, qui se sont perdues.
- Carrières : on écoute les conseils de dirigeants ou d’artistes reconnus. Mais combien ont tenté la même approche sans réussir ?
Comment s’en protéger
La leçon de Wald reste valable aujourd’hui : il faut toujours se demander ce qui manque.
- Qui n’apparaît pas dans les données ? (clients perdus, entreprises disparues, réponses absentes).
- Pourquoi ? Leur absence est-elle aléatoire ou révélatrice d’un problème ?
- Que change leur intégration ? Si l’on prend en compte les “disparus”, les conclusions tiennent-elles toujours ?
Autrement dit : analyser ce qui est là, mais aussi ce qui a disparu.
Conclusion
Le biais du survivant nous pousse à admirer ceux qui restent et à oublier ceux qui tombent. Mais bâtir une stratégie sur ce seul regard, c’est renforcer les mauvaises zones comme les généraux avant Wald.
La vraie lucidité ne consiste pas seulement à étudier ce qui est visible. Elle exige de donner du poids à ce qui manque.
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